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La création du régulateur d'allure CapHorn

Ma contribution

à l’Art du large

Par Yves Gélinas

J’ai reçu la piqure de la croisière à voile au début de ma vingtaine, sur des bateaux en bois avec voiles en coton et gréement courant en sisal ou manille. Toutefois, dès le début je n’appréciais guère être rivé à la barre, il y a toujours mieux à faire sur un bateau. Aussitôt, je me suis demandé s’il serait possible de faire en sorte qu’un bateau puisse se barrer tout seul. En 1968, avec l’aide d’un ami qui avait appris la soudure aux Beaux-arts, j’ai bricolé pour mon premier bateau, un sloop de 24’, un régulateur d’allure fait de bouts de tuyau trouvés dans la boutique du forgeron du village. Je me suis inspiré de la trouvaille de Blondie Hasler, utilisée en 1960 dans la première Transat anglaise : une girouette fait pivoter une pale plantée dans l’eau à l’arrière du bateau ; aussitôt, elle est chassée de côté avec force par les filets d’eau et fournit l’énergie pour agir sur le safran. Ce bricolage m’a permis de faire une première traversée en solo, 150 milles dans le Golfe Saint-Laurent entre Percé et les Îles-de-la-Madeleine.

En 1973, je suis devenu skipper d’un Alberg 30 que j’ai nommé Jean-du-Sud (d’après la chanson du grand poète québécois Gilles Vigneault). Comme il avait une barre à roue, je l’ai muni d’un safran auxiliaire contrôlé par un aérien à axe horizontal, la barre restant bloquée ; ce deuxième régulateur d’allure m’a permis de traverser depuis la côte est américaine vers les Antilles et au cours des années suivantes, y faire trois allers-retours, une traversée de l’Atlantique vers la Bretagne, puis une croisière vers la Suède.
En quittant la Suède à l’automne 1978, j’étais sans le sou et n’avais aucune idée où j’atterrirais. Une lettre d’un ami, Michel Chabiland m’a rattrapé en route ; il m’offrait un « emploi rémunéré » dans son chantier en Bretagne. J’avais fait sa connaissance l’été précédent et nous étions devenus d’excellents amis. Il dirigeait un chantier près de Saint-Malo, en Rance, où j’avais passé l’hiver précédent. Le printemps venu, il avait généreusement mis à ma disposition les ressources de son chantier pour m’aider à faire un bon radoub sur Jean-du-Sud avant de mettre le cap vers la Suède.

Au retour de Suède, j’ai formé le projet d’un tour du monde en solitaire sans escale via les Trois Caps et l’océan Austral.
Tous les marins qui se sont aventurés sur cette route avant moi ont eu des ennuis avec leur régulateur ; il m’en faudrait un à toute épreuve. J’en avais déjà bricolé deux, j’arriverais bien à concevoir un appareil absolument fiable et plus élégant que ce qu’offrait le marché. J’y pensais depuis longtemps ; dès l’été 1975, passé sur l’Île de Martha’s Vineyard j’avais commencé à faire des expériences sur un nouvel appareil. En plus de cinq années, je puis dire que j’y ai mis l’équivalent d’une année à temps complet. Si ma solution est meilleure, ce n’est peut-être pas que je suis plus doué, mais que j’y ai travaillé plus longtemps.
J’avais trouvé la solution Hasler du #1, qui utilise le safran du bateau, meilleure que le safran auxiliaire du #2, moins efficace et causant plus de traînée. Mais cette fois-ci, la pale du #3 sera contrôlée par l’aérien imaginé par Marcel Gianoli et utilisé par Éric Tabarly dans la Transat de 1968 : un angle à une quinzaine de degrés de l’horizontale offre une plus grande impulsion que la girouette verticale, tout en demeurant proportionnelle à l’écart de cap.

Contrairement aux autres, le #3 ne sera pas simplement boulonné au tableau ; il fera partie intégrante du bateau. Quelles que soient la force du vent ou de la mer, je n’aurai pas à me préoccuper de sa résistance ou de sa performance. Enfin, il ne défigurera pas mon bateau lui-même une œuvre d’art. J’avais cette préoccupation constante : simplifier ; éliminer le métal inutile. Résultat : moins de poids, davantage de simplicité, fabrication moins chère.
Pour installer une barre à roue, on n’hésite pas à percer le fond du cockpit. Pour intégrer le #3 au bateau, j’ose percer son tableau pour y passer un tube horizontal ; un autre tube pivote à son intérieur et transmet l’inclinaison de la pale à un bras à l’intérieur du coqueron. Je ne puis imaginer solution plus simple ou plus robuste. Des drosses relient ce bras à la barre. Sur une barre à roue, elles sont renvoyées à des poulies fixées sur le secteur, pour aboutir à des taquets coinceurs dans le cockpit.
Mais je bute encore sur ce problème : comment transformer le mouvement vertical d’une bielle reliée à l’aérien, en un mouvement rotatif de la pale, qui s’annule à mesure qu’elle s’incline, afin que la correction demeure proportionnelle à l’écart de cap, et évite les lacets. Les régulateurs existants utilisent des engrenages en bronze, lourds et chers, ou des biellettes en plastique, plus fragiles.

Après un grand nombre de tâtonnements, d’essais, de tests, enfin, en désespoir de cause, un appel à l’Oizo-Magick, eureka ! Une tige inox de 6 mm, pliée de cette façon : d’abord deux coudes à 90° formant une manivelle à son arrière, puis un Z horizontal traversant une fente pratiquée dans la mèche de la pale.
Ce régulateur #3 devient partie intégrante du bateau ; il est aussi plus élégant, une partie étant cachée à l’intérieur. Il combine aussi deux modes de pilotage, vent et électrique : si le vent est absent ou irrégulier, on remplace l’aérien par un petit pilote pour barre franche qui contrôle la pale par l’avant de la tige coaxiale ; la pale fournit toujours l’énergie pour agir sur le safran, ainsi le plus petit pilote peut barrer un bateau de grande taille, au prix de quelques milliampères.
Le chantier Chabiland construisait des dériveurs en aluminium pour les écoles de voile et j’ai pu bâtir un prototype fait de tubes d’aluminium. Après tests et corrections, le #3 barrait à ma satisfaction. Mais en alu, il n’aurait pas résisté aux Quarantièmes Rugissants et je l’ai fait reproduire en inox dans un atelier voisin.
Le premier septembre 1980, après trois ans de préparation, deux à préparer le bateau et concevoir le régulateur, un à trouver l’argent pour payer les voiles, l’approvisionnement et tout le matériel requis pour un voyage de 9 mois, j’ai pu prendre le large.

Mon objectif était de relier Saint-Malo à Gaspé, mais par l’autre côté de la terre. J’ai descendu l’Atlantique, viré Bonne-Espérance, traversé l’océan Indien, viré le cap Leeuwin au sud de l’Australie. Mais j’ai été chaviré et démâté dans le Pacifique sud. J’ai relâché aux Îles Chatham, 600 milles à l’est de la Nouvelle-Zélande. Sous gréement de fortune, c’était encore le #3 qui barrait !
. Deux mois pour réparer le mât et radouber. J’ai repris le large au tout début de l’été austral, traversé le Pacifique, viré le cap Horn et remonté l’Atlantique. Le 9 mai 1983, après un sillage de 28 200 milles. Jean-du-Sud remontait la baie de Gaspé au vent arrière, grand voile d’un bord, génois de l’autre, sans tangon pour maintenir le génois au vent, un exploit jugé impossible pour tout régulateur d’allure ! En 282 jours, je n’ai jamais eu à tenir la barre. J’ai conclu que ce troisième régulateur d’allure pourrait barrer d’autres bateaux que le mien.