Ma traversée de Paris

par Céline Lacerte

En cet été 2002, lorsque Jean-du-Sud se glisse sur les eaux de la Seine, je fais mes adieux aux tumultueuses eaux de l’Atlantique nord, aux humeurs de la mer d’Irlande et à la promiscuité de la Manche. Se dessine devant moi une navigation de canaux-écluses, un terroir à découvrir et surtout un onirique cap sur Paris.

La Seine a toujours évoqué des images romantiques teintées de saules pleureurs abritant des cygnes à l’orée de petits matins brumeux baignés de silence. Ces images s’incarnent partiellement entre Honfleur et Conflans Sainte-Honorine où les berges regorgent d’une faune aquatique variée, d’une flore luxuriante et d’une Seine voisinée par de petits bourgs épars et discrets. À Rouen, ville assez populeuse,  nous démâtons et  traversons la première écluse, passant ainsi de la Seine maritime à la Seine fluviale. Nous voilà en eau douce.  Par la suite, c’est une Seine sous moteur que nous sillonnons, croisant quelques péniches, peu de plaisanciers et  faisant escale sur les abords de petits villages.

Conflans Sainte-Honorine nous héberge deux jours. Capitale de la batellerie, la ville doit son nom au confluent des rivières Seine et Oise. Plusieurs péniches de diverses nationalités ont élu domicile le long des quais, les bateaux s’y accolent bord à bord sur plusieurs files. Je remarque le  Je Sers,  une péniche–église arborant une croix blanche sur son pont. Une visite s’impose au Musée de la Batellerie qui nous initie à l’histoire de la navigation fluviale; à l’évolution et à la diversité de la batellerie ainsi qu’au fonctionnement des écluses et à leur transformation.

Au matin du 10 juillet, nous quittons Conflans au moment ou s’organise le marché du mercredi. Nous remettons le cap sur Paris, espérant y être dans la journée en autant que les écluses soient synchronisées et que nous manoeuvrions bien, ce qui n’est pas acquis car il est difficile pour un quillard de 4 tonnes, poussé par un moteur hors-bord de 9.9 ch. monté sur sa hanche, d’obéir et réagir promptement aux contraintes imprévues des écluses. De plus, nous avons une quarantaine de kilomètres à parcourir avant Paris et je tiens à y faire une entrée reposée, à une heure décente; je veux être en mesure de tout voir, tout identifier, tout goûter. J’ai mijoté ce rendez-vous pendant  une partie de l’hiver et me suis endormie souventes fois avec mon guide touristique. Cet itinéraire fut  mon évasion de fin d’année scolaire.

Tout se passe bien, les écluses et Jean-du-Sud font bon ménage, on peut donc espérer dormir à Paris ce soir. Plus on s’en approche, plus c’est achalandé, peuplé. Finie la Seine des saules, des cygnes ... c’est la banlieue parisienne qui  ressemble à toutes les banlieues : édifices ultramodernes, autoroutes etc. On croise de plus en plus de péniches, certaines sont immobilisées, regroupées, enracinées formant comme un village.

Mon guide, bien en vue, repose tout  à coté ouvert à la page idoine. Je n’en suis pas à ma première visite de Paris mais s’y introduire par la Seine, se faufiler sous ses ponts, y défiler comme si on faisait parti d’un cortège historique sous le regard des monuments parisiens est une émouvante première.  


Encore un serpentement et  … ça y est.  Voilà le pont de Grenelle. Déjà! je devine  le bout de la tour Eiffel.  Vite, mon guide d’une main et les instructions nautiques de l’autre car il y a des directions à respecter, tantôt on navigue sur tribord, tantôt sur bâbord. De colossales barges  nous côtoient. Des bateaux-Mouche surgissent de partout. Je ne veux pas perdre le fil  donc un regard sur mon guide s’impose. Les ponts de Paris sont si offerts vus de l’eau! Voilà que le  Mirabeau ouvre le bal. Eiffel s’élève de plus en plus. Oui, oui, c’est bien le zouave du pont de l’Alma et en face, la flamme de la statue de la Liberté. Incroyable de beauté, de richesse le pont Alexandre III !  Les Invalides à droite. Le Grand et le Petit Palais encadrent Alexandre III.  

« Qu’est-ce Yvestaud? Qu’est-ce   ???  » Tout va si vite que mon homme encyclopédique peut à peine répondre tant il opère la caméra. Le trafic s’intensifie, les vagues aussi, je sens poindre un léger mal de mer mais y’a pas le temps; je  reviens à  mon guide. Pont de la Concorde à droite. Palais Bourbon à gauche. Musée de l’Orangerie (repère des tableaux impressionnistes) et le fameux musée d’Orsay.


«  Yvestaud, notre pont!  »; celui des amants du Pont-Neuf, le  plus vieux pont de Paris qui mène à l’Ile de la Cité. Je jette un coup d’œil aux instructions nautiques; on circule à droite ou à gauche de l’Ile? J’ai le choix, donc à droite, on rencontre moins de ouache.  L’Hôtel de la Monnaie. La majestueuse Notre-Dame en état de veille, à perpétuité. Fin de l’Ile de la Cité, voilà le début de l’Ile Saint-Louis. Que de touristes sur ces bateaux! Aussitôt sortis de Saint-Louis, je donne un coup de barre à gauche pour entrer dans le canal Saint-Martin où une écluse nous conduit au Port de plaisance du bassin de l’Arsenal.

Une fois notre ponton assigné, le bateau bien amarré, on se regarde éberlués, fatigués, curieux, affamés. Du cockpit, côté gauche, s’élève  la colonne de Juillet bien plantée au cœur de la Place de la Bastille et côté droit, le boulevard Henri IV  nous lorgne, nous invite à  la découverte de notre nouveau quartier. On arpente les alentours; deux métros à chaque bout du port, des boutiques, terrasses, bistros, le gazouillis de Paris qui a un nez de diesel, d’eau usée, de lavande, ...  On se mange un steak-frites-bordeaux servi par un parisien particulièrement aimable. Belle première soirée. Belle ivresse. Bienvenue  Paris.

 Notre saison ne fait que débuter, Jean-du-Sud exige des soins et nous oblige à faire des emplettes. Nous parcourons  tout Paris à la recherche de ceci cela. Récemment, Paris s’est doté d’un circuit de  pistes cyclables non complété mais tout de même utile et invitant. Grâce à  nos vélos pliants,  nous fouinons partout. Au début, je ne suis pas très rassurée, mais plus ça va et plus je risque et fonce. Tous mes réflexes sont au garde à vous. J’ai Yves à l’œil, le nom des rues, les voitures de droite et de gauche, les piétons, les vélos … Aux grands carrefours, genre ronds-points étoilés, je me faufile et parfois coupe une bagnole. Tout le monde reste calme y compris le piéton que j’ai failli faucher.

 Nos vélos nous procurent une telle liberté!  En croisière côtière, ils nous sont indispensables. En plus des courses, on voit du pays, la vitesse est parfaite afin de  bien voir, lire, admirer et avoir une vue d’ensemble de la géographie du pays. Paris à vélo, Paris au bassin de l’Arsenal, Paris avec mon amoureux … que demander de plus!

 Vivre dans ce port de plaisance est un grand plaisir.  Tous les services dont rêvent les plaisanciers sont à portée de main et de grande qualité. Quelques pas à faire pour arriver à la capitainerie et on y trouve des douches hyper propres, des toilettes, laveuse, sécheuse...   L’électricité et les robinets d’eau gisent sous le nez du bateau. Une sentinelle garde la place la nuit. Accoster à l’Arsenal est plus économique qu’accoster dans la plupart des marinas du Québec. Pour une nuitée, il en coûte 18 Euros (environ 22.00$)

 Vivre à l’Arsenal c’est un peu comme être résident, je me sens plus parisienne que touriste.  Notre voisine de droite, une jeune, mignonne et sympathique parisienne, vit sur son bateau l’année durant.  Côté gauche, le bateau est occupé par deux jeunes français, aimables et charmants qui eux habitent la région et leur bateau sert de  pied à terre quand les affaires les attirent à Paris.  La formule est simple; il s’agit d’acheter un bateau de préférence usagé et de s’inscrire à la capitainerie.  La location peut être mensuelle ou annuelle. C’est environ 200 Euros par mois. Le Port impose une condition : le propriétaire doit, une fois l’an, quitter le bassin durant trois semaines consécutives.

Ce soir-là, pour clore notre va et vient de la journée, nous allons entendre un concert à la Sainte-Chapelle, sur l’Ile de la Cité. Après une  petite marche de trente minutes le long des berges de la Seine, nous arrivons à La Sainte-Chapelle, un bijou de beauté, d’inspiration et de grâce. Construite au 13e siècle sous le règne de Louis IX (Saint-Louis),  la chapelle abritait des reliques de la Passion dont la couronne d’épines du Christ.  L’architecture gothique crée un espace de  plénitude. Des nombreux vitraux, sublimes de couleur et de lumière, émanent une haute sérénité. Le concerto pour violon et flûte de Vivaldi est plus qu’un concert, plus qu’une messe, c’est une communion, une prière. Être dans ce joyau  m’approche du divin, du spirituel. J’en sors pleine de lumière sous  une  pluie battante.

 Il est inutile de chercher de la glace en Europe. « Sacs de glace?  Blocs de glace ?  Connais pas ». Craignant la suffocante chaleur du sud, tenant à conserver  charcuterie, fromage … et à savourer un Sancerre bien frappé, il fallut nous gréer d’un frigo. C’est aujourd’hui que Yves  installe le machin, il en a pour la journée alors n’ayant aucune amarre qui me retienne, je vais trotter dans le Marais, visiter les Vosges. Le Marais, pour marécages au début et maraîchers par la suite, est un des plus vieux quartier de Paris. La place des Vosges fut construite par Henri IV au début  du 17e afin d’y installer des manufactures de soie. Plus tard, la place fut occupée par les gens de cour qui s’y firent construire de somptueuses demeures.  L’idée de  fouler cette terre si vibrante de vie me rend allègre. Faire du tourisme seule double mon écoute, mon attention; je sonde tout, flaire tout.  J’adore me perdre dans les dédales des rues de Paris. Je raffole d' imaginer la vie des gens derrière ces magnifiques portes si lourdes de temps.  «Bien le bonjour M.Hugo », je suis au 6, Place des Vosges devant la maison de Victor Hugo qu’on peut visiter mais l’horaire ne me convient pas alors je lui dis : « À la prochaine ».  Il se fait tard donc cap sur l’Arsenal.  Revenir au bateau n’est qu’une enjambée de 20 minutes.  

 Paris 13 juillet 2002, veille du 14. Il ne s’agit pas de synchronicité  si nous nous retrouvons à Paris à pareille date; célébrer le 14 juillet avec les français, faire partie du bal musette, danser dans les rues de Paris, s’enivrer de  romantisme … est un vieux phantasme, surtout pour Yves qui fut séduit par les films français d’époque en noir et blanc et très guinguette d’atmosphère. Aussi à tous les ans, nous soulignons la longévité de ce vieux coupe qu’est Jean-du-Sud et Yves. En ce 14 juillet 2002, ils ont 29 ans de vie commune. Santé aux vieux complices! Vive la France!

  Nous débutons  la journée du 13 dans le Marais, en visitant le musée Carnavalet,  musée d’histoire de Paris qui, en cette veille de fête nationale, ouvre gratuitement ses portes. Autre lieu sublime où je fais de prodigieuses rencontres entre autres les personnages des Rois maudits, ma lecture de l’hiver dernier. Quelques pas dans le temps et j’entrevois la binette d’Henri IV, celle de Catherine de Médicis, de la reine Margot, de tous les Charles, je frôle les meubles et les costumes du XVIe siècle…  Très appropriée cette visite en cette veille de 14 juillet! Je reconstitue l’histoire, en apprends davantage sur la prise de la Bastille et lis attentivement la déclaration des droits de l’homme et la Constitution. Voilà mon devoir  fait ; je me suis remémoré et suis prête pour le bal populaire.

 Journée fériée demain et ça s’entend ; on festoie sur plusieurs bateaux, particulièrement  chez notre voisin d’en face qui reçoit une trentaine de personnes. En soirée, le bateau va chavirer et couler. Que s’est-il passé? Un trop grand nombre d’invités, trop nombreux à se tenir du même bord, trop d’apéros?!?  Heureusement, il n’y eut aucun noyé.  

 Nous, en cette veille de congé férié, on dîne au bateau, on se met beaux car ce soir on danse la java. La fête a lieu tout juste au bout du bassin, place de la Bastille. Un immense podium occupe la grande place, un gigantesque système de son diffuse de la musique rap, rock, américo. Je reconnais l’air  YMCA du groupe Village People…  La place est froide, à peu près vide. Un groupe s’installe et fait une musique qui n’a rien à voir avec le bal musette. Des quelques badauds qui nous entourent aucun ne connaît ce groupe. Finalement on fait le constat qu’il n’y a rien à voir, rien à entendre. On s’arrête dans le Marais au bar argentin Cap Horn, où on fait quelques pas de tango, histoire de ne pas tout perdre et on rentre déçus. Mais demain promet : grand spectacle Son et Lumière Victor Hugo au Trocadéro pour commémorer le bi-centenaire de sa naissance.

On débute ce 14 juillet en trempant  chocolatine et croissant dans le café au lait. La radio annonce le défilé pour 10h30 sur les Champs-Élysées. On enfourche nos vélos  et pédalons le nez en l’air car le défilé ouvre sur un ballet de Mirages dans les cieux de Paris. Les volatiles crachent des jets bleus, blancs, rouges et nous foudroient de décibels menaçants. La guerre! que je me dis. Je fredonne : « Aux armes citoyens … ». Une fois sur le chemin du défilé, je profite d’une brèche et me faufile afin de pouvoir admirer les chars, les artistes etc. Erratum!  Je ne vois et ne verrai qu’un défilé d’uniformes. Ici le mot défilé signifie : défilé militaire. Je constate à quel point nous, québécois, vivons  dans un pays pacifique. Les deux grandes guerres ont été vécues sur l’autre rive et ça paraît. Nos hommes sont morts loin de nos yeux, loin de nos bras. Notre rapport au souvenir n’a pas la même acuité.

Sur le chemin du retour, nous  dérivons vers les Halles, le Centre Pompidou et vers la grouillante rue Montorgueil. Dans ce coin de Paris,  tout commerce est ouvert; c’est un 14 comme un autre.  Avant de rentrer au bateau et de se remettre en route pour le grand show Hugo affiché sur nombre de murs de la ville, on fait une pause à l’église Saint-Eustache afin d’entendre un concert d’orgue. Encore un concert dans un cadre grandiose et l’église se prête bien à ce genre musical, à  la dernière pièce les colonnes vibraient.  Le bâtiment est inspirant mais vieux, pauvre, déglingué. Qu’est-ce qu’ils ont à bosser les Français pour conserver dignement tout ce patrimoine!

 Le métro s’impose pour se rendre au Trocadéro. Nous ne sommes pas les seuls à avoir fait ce choix; à chaque station un peu plus de gens s’engouffrent dans le  wagon. Sur place, de partout les gens accourent. On prend cet escalier avec tous ces nombreux autres jusqu’à ce qu’on ne puisse ni avancer, ni reculer. Nous sommes un bouchon; tous liés, enchaînés, amalgamés, englués. Je suis littéralement enlacée par un inconnu. Jamais je n’ai vécu une aussi dangereuse promiscuité. Surtout ne pas penser, me mettre au  neutre, être gélatine. Je ne vois rien du spectacle, n’entends qu’un chuintement. Derniers feux! Ouf! C’est terminé. Fin du 14 juillet. Démystifié le 14 juillet.

 Le décompte est amorcé, plus que deux jours avant de quitter Paris. Deux jours! Donc voir la charmante et intime Place Dauphine offerte par Henri IV à son dauphin. Cette place m’inspire la paix,  m’adoucit les rognons. Cette visite fait partie de mon pèlerinage parisien. Découvrir près de l’Arsenal, l’Hôtel de Sens, autre lieu historique où la reine Margot vivait ses innombrables passions amoureuses. Charmant comme tout! Voir l’Ile Saint-Louis, admirer les surprenantes galeries d’art, arpenter ses ruelles… Voir Montmartre? Jamais sous le décorum de juillet avec tous ces prix affichés qui nous agrippent et les t-shirts par milliers, tous laids. Tout est à éviter.  Attendre novembre, décembre pour voir Paris s’illuminer du Sacré-Cœur. Aller à vélo au Cimetière du Père-Lachaise, rendre hommage aux célèbres disparus, folâtrer dans cette presque ville. Visiter du même coup Belleville et scruter les visages, espérer voir un semblant de Malaussène. Deux jours passés et voilà que l’on quitte.

 On adore Paris mais il y a l’appel, la nouveauté, nos promesses, la route…  Lorsque nous naviguons, il est si rare que nous passions plus de deux jours au même endroit.  Notre rapport au  mouvement, au  temps m’interpelle. A-t-on on a peur de l’immobilité, de l’éternité ?

 Jean-du-Sud se glisse sur la Seine. Paris derrière. Paris comme un grand livre par moi effeuillé, piétiné; une page un siècle, un édifice un personnage … Paris comme un champ de mausolées animé. 

 Jean-du Sud  glisse hors de  la Seine .  À suivre.